Quand la technologie envahit l’espace

Alors que des milliardaires s’envoient littéralement en l’air dans des fusées de leur fabrication, et répandent en orbite basse des grappes de microsatellites sous perfusion d’argent public, la colère gronde. 

Le 15 janvier dernier, le Mouton Numérique recevait Arnaud Saint-Martin, (sociologue, chargé de recherche au CNRS, spécialiste de l’astronautique et du « New space »), Eric Lagadec, (astrophysicien, président de la Société Française d’Astronomie et d’Astrophysique Isabelle et  Sourbès-Verger, (géographe, chercheuse au CNRS, spécialiste des politiques spatiales) pour discuter des tenants et aboutissants de l’envahissement spatial par la technologie.

Cet événement a été organisé en partenariat avec la Quadrature du net, le magazine Socialter et le Carrefour Numérique de la Cité des Sciences et de l’Industrie.

La rencontre était suivie d’échanges par petits groupes autour des intervenants, notamment à propos de la constellation de satellites « Starlink » et des questions géopolitiques, écologiques et économiques que celle-ci pose (et que de nombreuses autres constellations posent également).

Evangélisme spatial

Dans le premier groupe, les conversations ont tourné autour du caractère quasi-religieux de la conquête spatiale telle que défendue par des figures comme Elon Musk. Une participante rappelait ainsi que le succès de SpaceX était pour partie lié au rôle de « gourou » du milliardaire, et au « culte de la personnalité » dont celui-ci bénéficie, ou organise. Aussi, il a été rappelé une anecdote, concernant d’anciens salariés renvoyés par Musk et l’ayant tout de même « remercié » car c’était un honneur de travailler avec lui (une version que d’autres travailleurs ne partagent pas, notamment chez Tesla où les pratiques racistes vont bon train). 

La dimension religieuse et évangélique du personnage, et des activités spatiales plus largement, est confirmée par Arnaud Saint-Martin qui, de son côté, expliquait avoir à plusieurs reprises parlé religion avec des personnalités du secteur spatial aux Etats-Unis. A ce titre, la conquête de l’espace n’est pas si lointaine de l’expansion de la chrétienté et d’une destinée manifeste de l’homme, un homme missionnaire dont certains défendent l’idée selon laquelle il aurait été « créée pour aller dans l’espace ». La colonisation de l’espace n’a pas lieu sans colonisation des esprits ! 

Pour un autre participant, appartenant de longue date au secteur spatial européen, se défendre contre Elon Musk revient à prendre le risque de manquer les domaines dans lesquelles l’Europe pourrait se démarquer des Etats-Unis, par exemple celui des données du spatial : « on ne parle pas de ce qu’on fait bien » ! L’Amérique, rappelle cette personne, a besoin d’un héros, de quelqu’un qui « fait la frontière », comme ce fut le rôle d’Armstrong et du voyage sur la Lune. Mais cette histoire n’est pas la nôtre : nous (européens) n’avons pas besoin de héros, ni de Starlink, une idée qu’il conviendrait de laisser « mourir de sa belle mort » car elle ne repose sur aucun modèle d’affaire sérieux. Une menace cependant, est rappelée : la pyramide d’âge dans les agences européennes est élevée, comparée à celle qui existe chez SpaceX. Structurellement, cette différence pourrait jouer en défaveur de l’Europe dont les codes sont aussi à renouveler pour mieux penser les questions d’industrialisation, de logistique, etc.

Isabelle Sourbes-Verger confirme : l’intérêt commercial de Starlink est faible, la latence ne faisant pas tout. Les connexions internet via des satellites géostationnaires répondent déjà à de nombreux besoins (y compris la vidéo), même s’il est vrai que pour le Métavers et les jeux vidéo, ce ne sera pas suffisant… La géographe ajoute que le CNES ne donne pas une part suffisante à la coopération scientifique internationale, et se prend à rêver de startups et d’innovation quand il faudrait plutôt s’intéresser à l’exploitation des données du spatial – des activités qui ne sont pas strictement spatiales. De tels choix stratégiques permettraient aussi de justifier soixante ans d’investissement dans un secteur aux utilités nombreuses. 

L’espace : conquête ou observation ?

Le second groupe quant à lui, s’est intéressé plus en profondeur aux activités des astrophysiciens et astronomes, ainsi qu’à leur combat contre l’appropriation du ciel par les constellations de satellites et la pollution lumineuse qui en résulte. Bien que les participants à cet atelier aient pour la plupart accepté avec fatalité le déploiement de ces constellations, beaucoup mettent de l’espoir dans leur échec commercial qui devrait conduire à la désorbitation des satellites et la fin des nuisances. 

Un participant est alors intervenu pour défendre une autre vision : pour lui, les constellations représentent la suite « logique » du développement des réseaux de télécommunications, habituellement développés sur la terre ferme, il serait donc inutile de lutter contre.

La constellation d’Elon a ensuite été mise en parallèle avec la crise climatique. Pour beaucoup des participants, Starlink illustre une dérive de notre système économique, que le film « Don’t look up » met aussi en lumière à sa manière. Sur ce point, Eric Lagadec est venu rappeler les contours du « Paradoxe de Fermi », qui consiste à se demander pourquoi l’Humanité n’a, jusqu’à présent, trouvé aucune trace de civilisations extraterrestres. Une des réponses à cette question, selon Fermi, est à trouver dans le fait qu’une fois atteint un certain niveau de développement, les civilisations pourraient s’auto-détruire… 

Dans un autre temps, la discussion a bifurqué vers l’échec possible d’Ariane 6 (le nouveau lanceur européen) face aux lanceurs américains de SpaceX (Falcon 9, Falcon Heavy et bientôt le « Starship »). Les imaginaires véhiculés par chacune des puissances diffèrent sur les questions spatiales, aussi le groupe a largement comparé l’idéal de conquête des États-Unis (basé sur le mythe du « far west ») avec un autre idéal européen, peut-être plus axé sur la notion de découverte scientifique et d’observation (le tout bien sûr, dans le strict domaine du spatial). Eric Lagadec a expliqué son malaise devant le vocabulaire de conquête souvent utilisé dans des contextes officiels pour aborder le spatial (exemple : le lancement réussi du télescope James Webb a été inscrit dans la « conquête spatiale »). L’astronome a rappelé qu’il se voyait comme un chercheur, et non pas comme un conquérant ! 

Lagadec a également rappelé que la puissance des imaginaires était un point essentiel dans le domaine spatial, parfois au point de rendre leurs défenseurs aveugles à certaines questions clés. Par exemple, de nombreux gouvernements africains se lancent dans ces activités pour le prestige, lançant de façon indépendante de satellites, mais négligent parfois les compétences « dures », qui nécessitent de former des ingénieurs et des chercheurs au long cours. 

En conclusion, le groupe a convenu que la politique spatiale européenne devrait avant tout être fondée sur l’ouverture des données à toutes les nations. Cette doctrine permettrait la création d’un nouvel imaginaire, inclusif, soutenable et désirable en opposition aux modèles actuellement promus par les principales puissances spatiales.

Raphaël Lutz et Irénée Régnauld

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