Immersion dans la matérialité du numérique

Retours sur une journée de conférences et d’ateliers animés à la REcyclerie le 15 octobre 2022.

Dans nos poches, dans nos voitures, dans nos maisons, mais aussi dans les villes, dans les usines, dans les transports… les dispositifs numériques envahissent toutes nos activités. Mais derrière les écrans reluisants et leur apparente fluidité se dresse une réalité bien plus rude. Celle de milliers de tonnes de matières acheminées, transformées et jetées aux 4 coins du monde : extractions minières, chaînes de fabrication, implantations d’infrastructure, déchets… autant d’activités qui épuisent les ressources, brutalisent les populations et dévastent les territoires.

La journée s’est déroulée en trois temps :

  • Atelier démontage pour se familiariser avec l’intérieur de nos appareils numériques.
  • Conférence gesticulée pour visualiser l’empreinte écologique du numérique à travers des animations
  • Débat : Repenser le numérique face à l’extractivisme Avec Laurence Allard, chercheuse et maîtresse de conférence, spécialisée sur les pratiques du numériques et ses effets sur la société. Co-autrice du livre : Écologies du smartphone et David Maenda Kithoko, président de l’association « Génération Lumière » qui lutte pour mettre en lumière les rapports entre numérique, colonialisme, conflits et environnement.

Atelier Démontage

Durant cet atelier, les participant.es étaient invité.es à découvrir par eux-mêmes ce que cache l’intérieur de nos appareils numériques.

Participant.es : 8 humain.es avides d’en découdre
Victimes : 3 ordinateurs, 1 box, 3 smartphones, 1 disque-dur
Armes : Tournevis, pinces…
Note : malgré la brutalité des images, aucun appareil fonctionnel n’a été brutalisé.

https://twitter.com/MaisOuVaLeWeb/status/1581283891100254208

Conférence gesticulée

Un format de conférence un peu particulier où l’on visualise les données clés et ordres de grandeurs sur l’empreinte écologique du numérique avec des animations physiques, graphiques ou interactives. Imaginé et animé par Thomas pour sensibiliser le grand public, vous pouvez retrouver le format accessible ici.

Quelques images et données :

Visualiser le poids d’une 1h de Netflix en HD (50 feuilles), de l’ensemble des articles francophones de wikipédia (40 feuilles), d’un site web (1/8ème de feuille) etc.
« Quantité moyenne de cuivre brut raffiné (en orange) par rapport à la quantité de matière à extraire dans les mines »
Quantité de minerais à extraire dans les 35 prochaines années par rapport à ce que l’humanité à extraite depuis l’antiquité.
« En France, 90% de l’impact eCO2 d’un smartphone est lié à sa fabrication. »

Débat : Repenser le numérique face à l’extractivisme

Dans nos société occidentales, les critiques du numérique autour des questions décoloniales restent un sujet encore peu traité et largement ignoré du grand public. Le Mouton Numérique a souhaité aborder ces enjeux en donnant la parole à David Maenda Kithoko, fondateur de l’association Génération Lumière, qui alerte sur les ravages et les conflits de l’extractivisme minier, et Laurence Allard, chercheuse en sciences de la communication et co-autrice de l’ouvrage Écologies du smartphone, avec Alexandre Monnin et Nicolas Nova qui explore la matérialité du numérique en abordant cet aspect décolonial.

1 heure de discussion dont nous  avons extraits 5 messages à retenir :

« C’est un bout de mon histoire que vous avez dans vos poches » (DMK)

La conférence s’ouvre par le témoignage de David Maenda Kithoko. Il est originaire du Sud-Kivu, une région du Congo (RDC) riche en minerais gravement affectée par les conflits liés à l’extractivisme. Réfugié en France depuis l’âge de 16 ans, il se consacre aujourd’hui à la mise en lumière des conditions de production des appareils numériques qui peuplent nos vies.

D’après David, 20% du coltan utilisé actuellement[vérifier avec David, demander les sources pour les ajouter] (un matériau indispensable à la production de composants électroniques) vient de RDC. Le minerai est au coeur des guerres qui hantent le territoire et sa population depuis la fin des années 90. On estime le bilan humain à 6 millions de mort.es, et 4 millions de déraciné.es. « Ce sont des territoires qui expérimentent une forme d’effondrement », nous dit-il. Cette guerre est avant tout une guerre économique pour la possession des ressources : le coltan, dont le Congo constitue la 1ère réserve mondiale (80% du total mondial), et le cobalt (60% du total mondial), en premier lieu. Les activités d’extraction des minerais s’appuient aujourd’hui sur l’exploitation des populations locales, dont 40 000 enfants qui vont chercher les minerais dans des mines artisanales. L’extractivisme donne lieu à la prolifération de bandes armées (financées par les grandes entreprises qui dépendent de la production des ressources en question), et encourage la corruption du gouvernement incité à créer des mines industrielles… Faire la guerre au Congo, est une activité lucrative très rentable, et c’est la conséquence directe d’une forte concentration des ressources en RDC, un pays déstabilisé dès sa création et où se prolongent les logiques postcoloniales, dans un silence assourdissant. 

Nos smartphones revêtent ainsi une matérialité encore largement méconnue : d’une part celle des vies détruites à cause des extractions liées au numériques. D’autre part, les dégâts écologiques qu’ils provoquent comme les ravages de la 2ème plus importante forêt tropicale de la planète après l’Amazonie (On estime qu’elle a accumulé, en tant que puits de carbone, 10 ans d’émission de CO2).

« Ne pas oublier que « matériel » s’entend aussi au sens des rapports sociaux de production et des luttes »  (LA)

C’est le point sur lequel Laurence Allard insiste. La technocritique est trop souvent ethnocentrée, concentrée sur les impacts sociaux des technologies, mais peu intéressée par les aspects décoloniaux qui s’invitent dans nos appareils tout au long de leur cycle de vie.

C’est pourquoi dans Ecologies du smartphone, elle et ses co-auteurs, ont souhaité dédier une partie de l’ouvrage à la géopolitique post-coloniale du numérique. Les pays du sud sont à la fois les lieux d’extraction des ressources et de décharges des déchets électroniques. Seuls 17% des déchets électroniques sont collectés et une petite partie recyclée ou remise en service. La plupart restent, souvent dans les pays d’Asie Sud-Est ou encore au Ghana, où ils sont brûlés pour récupérer les métaux rares, au prix de la santé des personnes (souvent des enfants) chargé.es de cette tâche. Mettre en lumière les exploitations humaines et les rapports sociaux qui sous-tendent cette production… c’est aussi cela que doit permettre  l’étude du numérique.

« Il ne faut pas oublier que dans l’expression écologie décoloniale, il y a le terme « écologie » qui souligne ce qui nous lie toutes et tous.  » (LA)

Les témoignages comme ceux de David nous obligent à repenser le lien entre nous, à voir ce qui nous rapproche… Et ces informations pourraient nous permettre une prise de conscience collective quant au véritable prix de nos smartphones, renouvelés tous les 2 ans en moyenne, le quart du temps uniquement sur la base d’une obsolescence sociale (c’est-à-dire par un effet de mode).  « It’s time making kin« , comme dirait Donna Haraway. L’écologie décoloniale appelle une éco-justice multispécifique d’entités qui peuplent la terre et nous aide à penser ces relations sous formes de chaînes. C’est bien de l’écologie : il faut imaginer dans quels milieux on habite, les liens de réciprocité à aménager. L’écologie décoloniale, pour David Maenda Kithoko, c’est aussi accepter les discours inconfortables qui mettent en lumière des réalités invisibles – où que l’on nous cache tout simplement. 

C’est le projet de l’écologie politique qui est en jeu. Il faut réincarner ce que veut dire la matérialité du numérique : une chaîne humaine d’exploitation, de rapports sociaux de domination. Pour Laurence Allard, « Il y a une cosmo-ontologie nouvelle à défendre« .

 « Ce ne sont que des irréversibilités construites » (DMK)

Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Agir, sensibiliser, réduire la fracture décoloniale de l’écologie

Les mesures prises à l’heure actuelle sont quasi-inexistantes, alors que la demande de minerais ne fait qu’augmenter (NDLR : + 22% pour la seule année 2021 et + 143 à 370 % dans les 20 prochaines années). Si une loi interdit les « minerais du sang » sur le sol américain, ses effets sont contournés au fur et à mesure que les minerais traversent les Etats : ils sont blanchis et ne portent plus la trace de leur provenance. Quant au Parlement Européen, il a voté en juin 2022 une loi d’interdiction de la vente de véhicules neufs à moteur essence ou diesel, à partir de 2035. Une loi dont beaucoup se félicitent, mais qui va nettement accélérer la production de véhicules électriques, et ainsi la pression sur les ressources nécessaires à la fabrication des batteries – chacune comprenant environ 10 kg de cobalt – et donc sur les populations congolaises concernées.

Pour DMK, c’est bien cela, la fracture décoloniale de l’écologie dont nous parle le chercheur Malcolm Ferdinand :  « On a des mouvements écologistes qui critiquent la modernité, et des mouvement anti-racistes et/ou décoloniaux, mais ces mouvements continuent à envisager leurs combats de façon séparée« . La manière dont l’écologie est majoritairement pensée aujourd’hui tend à mettre tout le monde au même niveau et manque de penser les différences (homme/femme, nord/sud, etc.), comme le terme d’Anthropocène qui englobe tout le genre humain de façon uniforme… Or, nous n’avons pas tout.es la même place, ni la même responsabilité dans cette lutte. L’écologie ne peut se penser sans justice sociale.

Jusqu’ici, il n’y a pas de véritable  remise en question de notre économie et du capitalisme. Pourtant passer par la « défatalisation » est nécessaire., nous dit DMK, et il ne tient qu’à nous de les déconstruire. Pour changer les institutions, il faut en passer par une démonstration de force citoyenne, et des lois contraignantes et concrètes pour les PDG des multinationales par exemple.

Pour alerter l’opinion publique, Génération Lumière organisera une marche jusqu’au Parlement européen en 2023 pour demander la transparence sur les données et la traçabilité des ressources et les conséquences humaines de leur extraction. Il s’agit aussi de renforcer la capacité des diasporas à parler, et à se faire entendre.

Bref, comme le conclut David Maenda Kithoko : 

On ne peut plus faire comme si l’on ne savait pas

2 réflexions au sujet de “Immersion dans la matérialité du numérique”

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