Dématérialiser pour mieux régner 

La numérisation à marche forcée des services publics ne découle pas de la prétendue « révolution numérique ». La dématérialisation des démarches administratives, les algorithmes de contrôle CAF, le profilage des chômeurs et des chômeuses, les logiciels de gestion et d’aide à la décision qui régissent les tâches des travailleurs et des travailleuses sociales sont la concrétisation de choix politiques et d’orientations du service public. S’inscrivant dans une logique gestionnaire et comptable de l’action publique et dans une politique de restriction d’accès aux droits, le déploiement de ces technologies de contrôle participe à la dégradation du service public pour les usagères et usagers comme pour les travailleuses et travailleurs.

Des syndicats, des collectifs d’usagers et d’usagères, des associations de défense des libertés civiles, des chercheuses et chercheurs se mobilisent et documentent les tendances à l’œuvre tant sur la dématérialisation que sur le contrôle algorithmique. Pour accompagner ces mobilisations, le Mouton Numérique – en partenariat avec La Quadrature du Net et le centre social Le Picoulet – propose un cycle de rencontres pour interroger le rôle des technologies dans les administrations et comprendre comment elles s’insèrent dans des politiques plus larges. De quoi ces technologies sont-elles le symptôme ? Quelle vision de l’action publique dessinent-elles ? Quelle est leur articulation avec les modalités d’exercice et les orientations gestionnaires de l’action sociale ?

A travers un cycle de quatre rencontres mettant en dialogue chercheuses, et chercheurs, militantes et militants avec des travailleuses et travailleurs sociaux en prise au quotidien avec ces technologies de contrôle, nous souhaitons contribuer au débat public sur les problématiques liées à la numérisation de l’action publique par une entrée technocritique et donner à voir quelques unes des mobilisations qui permettent de s’opposer à ce qui est un peu rapidement et facilement présenté comme inéluctable.

Le programme

L’ensemble des rencontres du cycle se dérouleront au centre social Le Picoulet (59 Rue de la Fontaine au Roi 75011 Paris).

Rencontre #1 | Mardi 25 octobre 2022 à 19H00 : Les conséquences de la dématérialisation sur les non-recours aux droits

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Ces cinq dernières années, les obligations de connexion ont explosé : prendre un rendez-vous avec un-e conseiller-e Pôle Emploi, faire une demande de RSA, renouveler des papiers d’identité, prolonger un titre de séjour, valider une autorisation de travail… la moindre démarche administrative requiert un ordinateur, une bonne connexion et d’être à l’aise pour les utiliser. Au-delà du seul aspect technique, il faut surtout connaître ses droits, maîtriser le langage administratif et ses codes, et réussir à naviguer sur des interfaces en constante évolution – et non exemptes d’ « erreurs techniques ». Résultat : en 2021, selon l’INSEE, c’est un adulte sur trois qui a renoncé à effectuer une démarche administrative en ligne.

La généralisation de la dématérialisation accompagne un mouvement déjà entamé depuis plus d’une dizaine d’années de réduction des effectifs et de fermetures des guichets, de stigmatisation et de mise à distance de l’administration des personnes les plus précaires et les plus isolées, d’individualisation et de fragilisation des politiques sociales. 

L’objectif de cette rencontre est de saisir de quoi la démultiplication des dispositifs socio-techniques au sein de l’administration (plateformes numériques, téléservices, systèmes de rendez-vous en ligne, start-ups d’État, etc.) est le nom ; de comprendre ce qu’elle produit au quotidien pour les publics concernés et comment elle vient renforcer des stratégies politiques plus larges. 

Pour en parler, nous accueillerons la sociologue Clara Deville ; Gabriel Amieux (Secours Catholique 93, membre du collectif Bouge Ta Préfecture) et Habib, sans-papier, mobilisé avec le Secours Catholique 93.

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Rencontre #2 | Jeudi 24 novembre 2022 à 19H00 : Les conséquences de la numérisation sur le travail social et administratif

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Turn over massif, difficultés de recrutement, sous-effectifs chroniques, charge de travail exponentielle, perte de sens… Depuis plus d’une vingtaine d’années les professionnel.les de l’action sociale alertent sur la dégradation continue de leurs conditions de travail et le secteur est aujourd’hui particulièrement en souffrance.

Les politiques de numérisation successives devaient simplifier le travail administratif, pour l’usagère et l’usager, comme pour l’ensemble des professionnels du social. Elles ont plutôt engendré des difficultés matérielles et techniques mettant en défaut les professionnel.les et redéfini, parfois insidieusement, le périmètre et les attendus des métiers eux-mêmes. Les outils de gestion internes imposent des normes professionnelles qui doivent nous interpeller sur les transformations de l’administration et de l’État. En effet, qu’est-ce qu’un service public d’action sociale qui cherche, comme nous l’avons entendu chez un ancien haut fonctionnaire de la CAF, « le meilleur rendement de liquidation de dossiers par unité de travail » ?

Le jeudi 24 novembre, nous reviendrons sur les conséquences de la numérisation sur les travailleurs et travailleuses de l’action administrative et sociale : comment le numérique vient-il bouleverser les métiers (pratiques professionnelles, relation à l’usager, organisation du travail, sens donné à son travail…) ? Comment cela reconfigure-t-il le champ de l’accompagnement social ? Dans quelles politiques sociales plus larges ces transformations s’insèrent-elles ? A quelle vision de l’action sociale et administrative cela répond-t-il ?

Nous évoquerons ces enjeux avec Nadia Okbani, maîtresse de conférence en sciences politiques à l’Université Toulouse-Jean Jaurès et spécialiste des politiques sociales et de l’accès aux droits, et Yoan Piktoroff, conseiller au Pôle Emploi Aubervilliers (93) et délégué syndical à la CGT Pôle Emploi d’Île-de-France.

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Un grand merci au collectif d’émission de radio L’Actualité des luttes d’avoir retravaillé l’enregistrement pour en faire une émission d’1h !
Le programme a été diffusé le vendredi 2 décembre sur Fréquence plurielle (106.3 FM), et c’est à (re)écouter par ici : https://actualitedesluttes.info/emission/les-consequences-de-la-numerisation-sur-le-travail-social-et-administratif

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Rencontre #3 | Jeudi 19 janvier 2023 à 19H00 : L’algorithmisation du contrôle CAF

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Le renforcement du contrôle des allocataires CAF au cours des 20 dernières années a été accompagné par l’introduction de technologies de surveillance. Le croisement des données  sur les allocataires par l’interconnexion des fichiers ; le profilage de leurs comportements et la génération de scores de risque permettent de cibler les contrôles. L’illégalité de certaines de ces pratiques et la manière dont elles pénalisent les plus pauvres et les plus précaires par des suspensions préventives des allocations, par des contrôles à répétition, par le manque de transparence autour de décisions prises et par le manque de voies de recours ont été dénoncées par les enquêtes du collectif Changer de Cap et de la Fondation Abbé Pierre.

Une fois n’est pas coutume, le déploiement de ces technologies s’inscrit dans une politique de contrôle de longue date, qui elle-même s’insère dans une logique gestionnaire et comptable du service public. C’est l’apport spécifique des nouvelles technologies dans cette dynamique que nous souhaitons ici mieux comprendre.

Nous échangerons avec le sociologue Vincent Dubois, Bernadette Nantois de l’association APICED et un.e membre de La Quadrature du Net.

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Rencontre #4 | Jeudi 2 février 2023 : Outiller les luttes : perspectives européennes sur la numérisation des services publics d’action sociale

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La récurrence à travers de nombreux pays européens de pratiques de suspension prédictive des allocations (comme l’affaire SyRI aux Pays Bas), de traitement différencié des chômeurs sur la base de profilage des comportements (en Autriche ou en Pologne) poussent à interroger les orientations communes dans le déploiement des technologies de contrôle dans le service public (Orientations gestionnaires impulsées à l’échelle européenne ? Consensus idéologique autour du contrôle ?).

Les expériences de mobilisation à leur encontre permettent aussi de s’intéresser aux stratégies de mobilisation et de luttes expérimentées sous différentes modalités et dans différents contextes : Comment résister à ces orientations du service social? Qu’est-ce qui a marché, dans quel contexte, avec quels objectifs et à quelle échelle?

Cette rencontre se veut le lieu d’un partage d’expérience avec la sociologue polonaise Karolina Sztandar-Sztanderska (Institute of Philosophy and Sociology, Polish Academy of Sciences); Nikolett Aszodi de Algorithm Watch (Allemagne), Tijmen Wisman de Platform Burgerrechten (Pays-Bas), Changer de Cap and La Quadrature du Net.

Une partie des interventions se tiendront en anglais et seront traduites en simultané.

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[ BONUS] Rencontre #5 | Jeudi 9 mars 2023 : Dématérialisation et cabinets de conseil

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Les algorithmes publics et les systèmes d’information pour la dématérialisation des administrations sont le plus souvent externalisés à des prestataires informatiques privés. Alors que les mesures d’austérité soutiennent une politique de réduction d’effectifs parmi les agents de la fonction publique, les fonds à disposition pour les cabinets de conseil ne semblent pas se tarir. Les trois quarts des dépenses recensées par l’enquête de 2021 du Sénat sur l’influence des cabinets de conseil concerneraient le conseil en informatique. Régies du point de vue budgétaire par le principe de « fongibilité asymétrique » et tributaires d’une longue politique d’externalisation, les administrations sont souvent contraintes d’avoir recours à des cabinets de conseil et entreprises d’ingénierie pour développer les logiciels et les infrastructures nécessaires à leur fonctionnement. Le lobby du numérique français estime entre 25,000 et 30,000 les employés des entreprises privées qui œuvrent à la numérisation des administrations.

Qu’implique cette dépendance des cabinets de conseil pour la numérisation des administrations? Comment a-t-elle été installée? Comment inverser la tendance?

 Avec le sociologue Gille Jeannot, co-auteur de La privatisation numérique (Raisons d’Agir, 2022), un.e auteur/trice de Consultocratie (FYP, 2022) et Lucie Castets, porte-parole du collectif « Nos Services Publics« .

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Un grand merci à Angel Ip (www.dessin-design.fr) pour les croquis, réalisés en live !

Les partenaires

Ce cycle de rencontres est organisé en partenariat et avec le soutien de :

D’autres événements sur le sujet

Mercredi 19 octobre 2022 : Dématérialisation des services publics : les plus précaires en danger ?
  • Organisateurs : Cimade, CFDT-IDF, Secours catholique, SNL

Visuels : Katharina Peters

20 réflexions au sujet de “Dématérialiser pour mieux régner ”

  1. Bonjour,
    Ce sujet m’intéresse vivement (RQTH ayant perdu son emploi etc) mais je ne peux me déplacer.
    Y aurait-il un moyen (dématérialisé 🙂 ) d’y participer à distance ?

    Sinon, tous mes encouragements !

    A bientôit

    Répondre
  2. Bonjour,
    Pourriez vous me préciser si ces conférences sont enregistrées ? Est -il possible d’y assister en visio ?
    Je vous remercie par avance pour votre réponse,
    Bien cordialement,
    Anne-Marie SEYFRIED
    Chargée de mission Accès aux droits-Inclusion numérique
    Eurométropole de Strasbourg

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  3. Bonjour Le Mouton Numérique,
    Pourrais-tu me dire, gentil Mouton, quand la captation du 25 octobre sera disponible en ligne ? J’en aurai besoin pour des assistantes sociales militantes…

    Par ailleurs, sais-tu, gentil Mouton, que les CEMEA ont développé un outil de transcription automatique, basé sur le projet Common Voice. – https://commonvoice.mozilla.org/fr/ .

    Il s’agit de SCRIBE. C’est très pratique pour convertir en texte de l’audio et ça fonctionne plutôt bien même si Common Voice est encore un peu faiblard en français – https://scribe.cemea.org/

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  4. La loi dite « RGPD » aurait été interdite par la Déclaration des droits de l’homme adopté à l’ONU en 1948. L’article 17 de cette DUDH interdit en effet à quiconque l’accès aux « communications » des citoyens. Qu’on me permette de bien vouloir considérer qu’internet n’est pour moi qu’un moyen de communication. Si la France à signé cette DUDH à l’ONU en 1948, elle ne l’a pas pour autant ratifiée par une loi qui l’aurait rendu applicable en France (CE Rojansky)

    Historique de la situation actuelle.
    En 1789 on a « inventé » la Déclaration des droits de l’homme (qui ne prévoit pas de protection de la vie privée),
    En 1948, après le triste épisode de 39-45, l’ONU, tout nouvellement créée, proposait la DUDH (Déclaration Universelle des droits de l’homme) qu’environ 85 pays, dont la France, ont signé,
    En 1950, en même temps que l’Europe, naissait la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, un document pour l’application en Europe des principes de la DUDH précitée (notamment en ce qui concerne la protection de la vie privée),
    En 1958, nouvelle constitution française, laquelle n’incorpore pas la récente DUDH mais maintient la DDH de 1789 (qui ne traite pas de la protection de la vie privée des citoyens).
    En 1981 était adoptée la Convention EU 108 pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel,
    En 1995, la Directive 95/46/CE (sur la protection des données) relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, (avec interdiction aux états et aux particuliers de s’y opposer !!!)
    En 2000, la Charte des droits fondamentaux de l’UE remplace la convention de 1950 qui exclue toutes protections des « données personnelles » des citoyens
    En 2013, sortait le Règlement UE de 611/2013, (sans commentaires de m part …)
    En 2016, étaient adoptés le Règlement (UE) 2016/679 ainsi que la Directive (UE)2016/680,
    Enfin, en 2018, la France adopte son RGPD par la loi du 2018-493 pour valider la Directive et le Règlement UE de 2016.

    Aucun citoyen n’a jamais demandé que soit créée une telle législation, et, en son absence, rien n’aurait empêché les tenant du numérique d’acheter des données personnelles à qui aurait bien voulu les lui vendre. Est-il besoin que poursuive … Par cette législation sur le numérique, tous les citoyens du monde sont, de fait, pris en otage, mis en esclavage pourrait-on dire par les géant du néolibéralisme.
    En conclusion, si personne ne se rebelle, les dégâts sociaux et environnementaux que le numérique va engendrer seront pire que ceux réalisés sous le règne des énergies fossiles que les générations à venir vont déjà devoir s’attacher à réparer …
    (avec l’IA sur laquelle ils planchent, toujours les mêmes, la situation n’est pas prête à s’améliorer … Mais qui va prendre conscience que ce n’est là aussi qu’un leurre …, si gros et si performant soit-il, ? l’ordinateur est ne restera qu’une machine à calculer sophistiquée ).

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